AccueilLa bibliothèqueArchives2015À propos de « Musique en texte et musique antitexte », par Louis Yvert

À propos de « Musique en texte et musique antitexte », par Louis Yvert

Page publiée le 9 juin 2015

poésie (je l’ai choisie pour épousée…)

(Michel Leiris, Glossaire j’y serre mes gloses)


Langage tangage (1985) comprend deux parties :

1) « Souple mantique et simples tics de glotte », dictionnaire alphabétique de mots avec leur définition à la manière du Glossaire de 1939 et comme supplément à ce dernier (59 p.).

2) « Musique en texte et musique antitexte », rédigé de janvier 1983 à mai 1985 (117 p.).

Cette deuxième partie est un texte théorique sur l’ensemble de son œuvre littéraire – poésie et écrits autobiographiques – que Leiris nous donne et, plus généralement, une réflexion sur le langage, les mots, la poésie, l’écriture.

Maurice Nadeau a qualifié le livre d’« examen critique de son œuvre [et] bilan de sa vie d’écrivain, de sa vie tout court [1] » et Claude Lévi-Strauss de « testament très autocritique [et] ouvrage de référence sur ce qu’est la poésie [2] ».

« Espèce de testament » : c’est ainsi que Leiris a qualifié lui-même son livre dans le prière d’insérer : « point crucial de l’espèce de testament que représente ce soliloque : après s’être demandé s’il n’a pas perdu sa vie en la consacrant presque uniquement à la littérature, l’auteur avoue qu’il reste attaché à ses livres “autant qu’un enfant peut l’être à de vieux jouets” ». Cette expression « espèce de testament » rappelle celle qu’il avait employée à propos de i de Raymond Roussel (1935) : une « sorte de testament littéraire [3] ».

Mais, pour lui, ce n’est pas seulement comment mais aussi pourquoi il a écrit certains de ses livres.

« Testament » : il n’a pas manqué de gloser sur le mot dans la première partie du livre :

testament — est-ce que même là la tête se ment ?

D’où un texte comportant hésitations, bifurs et retours : un écheveau parfois difficile à démêler qui se développe en phrases sinueuses que Proust n’aurait pas désavouées, un testament dans lequel Leiris introduit çà et là – pour complexifier les choses ou peut-être, parfois, pour montrer qu’il n’est pas dupe de ses assertions théoriques ? – un calembour, « carambolage alambiqué qui laboure ». [p. 136]

C’est nouveau de sa part. Il n’avait introduit des jeux de mots dans des phrases ni dans L’Âge d’homme (1939) ni dans La Règle du jeu (1948-1976). On n’en trouve qu’à partir de 1981 et rarement. Ainsi du « Dogon en gondole » dans Le Ruban au cou d’Olympia (1981) et de l’admirable « Lammermoor, l’amour meurt » dans À cor et à cri (1988).

Dans « Musique en texte et musique antitexte », c’est une vingtaine de ces jeux de mots que l’on trouve introduits dans des phrases . Voici quelques-uns d’entre eux :

  • potentat tant et tant impudent qu’est le temps [p. 110]
  • indéfinissable (alias déphasé, déclassé, ainsi qu’un dé dans l’infini des sables) [p. 94]
  • ces Ostrogoths (je le dis tout de go) [p. 93]
  • le modèle modeste de sa Monelle [p. 136]
  • trouver la voie intermédiaire — intermerdière ? [p. 84]

Et, citant des écrivains ou des musiciens :

  • Christopher (Christ-au-feu ?) Marlowe [p. 73]
  • nougateux Gounod [p. 73]
  • Verdi non verre vide mais assez viride en dépit de son hiver [p. 76]
  • Marlowe — ce marlou ? [p. 79]
  • Raymond Roussel (source de rayons réels, ma roue, mon sel, mon aile) [p. 143]
  • Rossini (proche homonyme du gélatineux ténorino Tino Rossi [p. 115]

Voici enfin quatre exemples de phrases comportant de tels calembours :

I’ll burn my books : – Ah, Mephistophilis ! Derniers mots que prononce le peu héroïque héros du Faust sans…roll ni bateau-crible ni attirail pataphysique de Christopher (Christ-au-feu ?) Marlowe : effaré quand le diable — un Méphistophélès (méfie-toi-fiston-de-ce-félin-céleste !) moins escogriffe à ergots que celui du nougateux Gounod l’épée au côté, la plume au chapeau, l’escarce-elle pleine — vient prendre livraison de son âme comme le stipule le pacte qu’ils ont signé, le docte docteur, voulant se sauver à tout prix, propose — à tous cris — de sacrifier son trésor : les livres de philosophie et de magie où il a puisé le savoir qui l’a rendu notoire mais ne lui a guère donné que le violent vouloir d’en savoir plus et d’étendre au-delà de toutes bornes son pouvoir. [p. 73]

Hasard non dominé (non aboli), c’est à ce prix rebelle à toute évaluation que mon écriture a parfois atteint le ton ni tontaine tonton ni platement Photomaton que je voudrais qu’elle ait toujours : pénétrant comme certaines musiques, mais musical seulement par métaphore puisqu’il échappe par nature aux notations précises de rythme et de mélodie et se fait entendre sur le plan de l’intellect plutôt que sur celui de l’ouïe. [p. 95]

Ce n’est pas à regret et par manque absolu d’un autre terme qu’à propos de mes essais de faire comme à brûle-pourpoint fulgurer la matière verbale je parle de « jeux de mots », les classant ainsi comme jeux ou produits d’un jeu : un peu distendu, « calembour » (carambolage alambiqué qui laboure ?) serait sans trop d’abus applicable à la plupart si, s’embourbant couramment dans le caca calamiteux du bas comique, il ne pouvait sans les ravaler à un rang de carambouille crassouillarde être accolé à ces bribes de textes sur quoi je persiste à parier, malgré l’écroulement d’un pan considérable de ma crédulité. [p. 136]

Ma fierté à cet égard est d’avoir trouvé, autrefois, la définition

total — le totem de Tantale [4]

que quelqu’un qui avait laissé entendre dans un poème que son nom rime avec « universel » et dont un écrit posthume révéla qu’il avait usé systématiquement du calembour comme d’un moteur de création, Raymond Roussel (source de rayons réels, ma roue, mon sel, mon aile), il est vrai indulgent pour moi en souvenir de mon père et de leur franche amitié, voulut bien apprécier, comme il m’en fit part en m’accusant réception de ce premier Glossaire… auquel j’ajoute aujourd’hui un supplément. [p. 143]

Tout lecteur de « Musique en texte et musique antitexte » est en droit de regretter ces incursions de calembours dans une explication, une démonstration de ce qu’est un genre littéraire. Aussi de considérer qu’en alourdissant ainsi ses phrases Leiris rend difficile la lecture et la compréhension de sa démonstration.

Mais on sait bien que, plume à la main, il sait ce qu’il fait, pourquoi il le fait et comment il doit le faire. Citons à nouveau Claude Lévi-Strauss :

L’écriture de Leiris est là dans toute sa splendeur, elle n’a rien perdu de son style sinueux. On aurait envie d’appeler cela des ornementations au sens musical du terme, bien que ce ne soit justement pas des ornements surajoutés mais plutôt des creusements de sens constants. Dans cet essai, Michel Leiris donne son art poétique, plus même : un art poétique […]. Il est l’un des plus grands prosateurs français ayant créé un genre n’appartenant qu’à lui et ne pouvant être rattaché à personne. Le plus stupéfiant, d’ailleurs, c’est que Langage tangage, […] est […] la vérification, disons la démonstration rétrospective, des thèses du linguiste Ferdinand de Saussure sur la poésie.

Au début de ce siècle, en même temps que son travail sur le cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure a accompli des recherches assidues sur les problèmes de la nature de la poésie. Le cœur de sa démonstration, c’est que la plus ancienne poésie latine est construite selon un principe « anagrammatique » ou « anaphonique » consistant à développer ou distendre dans le vers des phonèmes clés se trouvant présents dans un mot ou dans une idée essentielle de ce poème. Telles étaient donc en résumé, et en s’appuyant aussi sur des exemples issus de la littérature germanique, les origines premières de la poésie selon Saussure. Or, en lisant Langage tangage, on se rend compte que Leiris touche précisément par ses jeux sur les mots à l’essence de la poésie, il nous donne exactement à voir ce que Saussure appelait l’anagramme ou l’anaphonie : utiliser la physionomie d’un mot et sa richesse phonétique pour développer simultanément une idée qui se trouve dans ce mot du point de vue phonique et induire en même temps un certain sens obligé toujours à cause de cette substance phonique. C’est extraordinaire. Il s’agit de tout un jeu avec le faux sens qui se révèle peut-être le vrai sens. Et de ce point de vue-là, Langage tangage n’est pas seulement un admirable chef-d’œuvre littéraire, mais aussi un moment capital dans la théorie de l’art poétique.

Notes

[1Maurice Nadeau, « Jeux de mots, jeux de vie », La Quinzaine littéraire, n° 443, 1er-15 juillet. 1985, p. 5-6.

[2Claude Lévi-Strauss, « Transporté par la musique de Leiris et la peinture de Delay », Lire, n° 120, septembre 1985, p. 96-97, repris dans Michel Leiris, Glossaire j’y serre mes gloses illustré par André Masson suivi de Bagatelles végétales illustré par Joan Miró, éd. Louis Yvert, Gallimard, « Poésie », 2014, p. 177-179.

[3« Documents sur Raymond Roussel », La Nouvelle revue française, n° 259, 1er avril 1935, p. 575-582, repris dans Michel Leiris, Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1987, p. 9-21, et dans Roussel & Co., éd. Jean Jamin, Fata Morgana et Fayard, 1998, p. 201-208.

[4La Révolution surréaliste (1926), repris dans Glossaire j’y serre mes gloses (1939).

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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