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Jean Echenoz, Roman, rotor, stator Compte rendu de Brigitte Benoist

Page publiée le 24 février 2018, mise à jour le 4 mars 2018

Après Claude Simon en 2013 et Marguerite Duras en 2014, la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou consacre une exposition à un écrivain bien vivant celui-ci, Jean Echenoz.

Dix-sept romans ont paru à ce jour, tous publiés aux Éditions de Minuit. Prix Médicis pour Cherokee en 1983, prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais, prix de la BnF en 2016, objet de nombre de colloques, rencontres, lectures, masterclasses, publications de critiques ou d’analyses littéraires, traduit de par le monde, Jean Echenoz est un de nos plus grands écrivains français contemporains.
Pour nous, amis de Doucet, il a une importance particulière : depuis 2011, il dépose à la BLJD les documents, notes manuscrites préalables à la rédaction, tapuscrits des différents états du texte, épreuves corrigées de ses livres.


ROMAN, ROTOR, STATOR

Pour mémoire, le terme rotor désigne le plus souvent la partie en rotation d’une machine mécanique ou électrique, qui interagit avec la partie fixe, statique, appelée stator. C’est autour de cette métaphore, mouvement et immobilité, empruntée au premier livre d’Echenoz Le Méridien de Greenwich, que s’organise la scénographie de l’exposition. Un cheminement en double cercle entre des panneaux verticaux explicatifs abondamment truffés de citations, photographies, extraits audiovisuels, estampes, affiches et extraits de films nous ramène au point de départ. À la base de ces panneaux, des vitrines qui en suivent la courbe présentent les documents et textes provenant pour l’essentiel du fond déposé la BLJD.

Trois parties intitulées La fiction et ses rouages, La diction et ses jeux, Sur la scène du roman tentent de rendre visible la création romanesque d’Echenoz, son écriture et les différents acteurs de ses livres - personnages, lieux, éditeurs, lecteurs. Elle y réussit pleinement, en tout cas pour les lecteurs assidus de l’écrivain qui retrouvent avec jubilation son univers.

Reprenons le début de la spirale : la documentation préalable à la création. Impressionnante accumulation méticuleuse d’informations variées, techniques, géographiques, photographiques qui remplissent les premières vitrines. On y voit des articles de journaux, notices diverses, recopiés à la main dans de grands cahiers ouverts à la page choisie par Jean Echenoz - par exemple l’énumération des performances du coureur Zatopek pour Courir, les carnets d’un soldat de la guerre de 14, archives familiales, un mémo sur les nombres 89 et 51 qui apparaîtront brièvement pour les chiffres d’un digicode dans Les grandes blondes. De cette documentation parfois très technique dont on peut se demander si elle n’est pas une manière pour l’écrivain de se consoler d’une absence avouée de sens pratique, il ne restera parfois qu’un exposé détaillé d’objets souvent incongrus sans oublier la mention de modèles précis d’automobiles et la description de pays lointains dont ses personnages invariablement reviendront.
Parmi quelques documents pour Ravel figure le rapport médical de son opération au cerveau qu’Echenoz relatera en deux pages d’une écriture glaçante. Une vitrine un peu plus loin présente les deux versions du tapuscrit de ces dernières pages écrites contrairement à son habitude avec peu de variantes. Au centre de l’exposition nous est proposé une lecture de Ravel par Olivier Cadiot.
Le cinéma, si présent à la fois dans l’univers et dans la manière echenozienne est bien représenté par des affiches et des extraits de films choisis par l’écrivain.

La mécanique du roman Echenoz se construit selon des rouages bien huilés, un engrenage rapide, une cohérence parfaitement ordonnée de l’action et des personnages qui entraîne à son tour le lecteur dans un monde assez mystérieux et inattendu. La liberté d’Echenoz se révèle dans les formes littéraires qu’il choisit. Gérard Berthomieu, linguiste spécialiste de littérature française contemporaine et commissaire associé de l’exposition les énumère ainsi : « écrit d’aventures décalé, faux polar, roman d’espionnage fatigué, gageure formelle du ressassement dans les biographies, contre-roman de guerre ». Ce n’est ni parodie, ni dérision plutôt une hantise de la répétition romanesque et un jeu avec le lecteur et avec lui-même probablement.
L’autre principe de la fiction echenozienne, l’ humour, la fantaisie poétique, la drôlerie, la dinguerie jusqu’à l’absurde parfois, contraste avec l’univers désenchanté, désespéré, grinçant ou simplement ennuyeux qui pèse sur ses héros. L’humour sert aussi au narrateur à établir une distance entre lui-même et ses personnages alors que s’installe parallèlement un rapprochement complice avec le lecteur.

Ces deux principes ne fonctionnent que parce que l’écriture d’Echenoz est si virtuose et si complexe. Le style Echenoz méritait bien un cercle complet dans l’exposition : figures par deux, récursivité, gags verbaux, zeugmas, citations déguisées, réécriture humoristique, rythme jazzy de la phrase, syncopes et dissonances, adresse au lecteur.
L’exposition des variantes des tapuscrits est une occasion extraordinaire de s’immerger dans la création de l’écriture. Jean Echenoz commence par une ébauche, un premier jet manuscrit dans de grands cahiers. Ensuite viennent les tapuscrits, quatre ou cinq voire plus, annotés, modifiés à la main jusqu’à ce que la sonorité, la musique des phrases et leur agencement satisfassent l’auteur. La dernière vitrine présente par exemple les quatre états du début du chapitre de Des éclairs décrivant les pigeons. L’énumération des épithètes caractérisant le volatile y est travaillée sans relâche.

Enfin la dernière partie de l’exposition s’attache aux acteurs du livre : personnages (musicien, espion, détective,ex-chanteuse, inventeur, marchand d’art ...) quartiers de Paris, animaux (perroquet, éléphant, chiens, mouches... pigeons).
Des photographies et des lettres évoquent le monde qui entoure Jean Echenoz, les amis écrivains et surtout son éditeur, Jérôme Lindon qui joua un rôle si important.

Pour conclure ce compte rendu, voici deux extraits de lettres adressées à Jean Echenoz.
- La première, de Jean-Patrick Manchette, en octobre 1992, à propos de Nous trois :
« ...Mais enfin ça m’a plu, intrigué, inquiété presque. Tu écris trop mystérieusement pour que je te prête avec assurance des intentions précises. Tout de même il m’a semblé que Nous trois baigne dans l’insécurité effectivement réelle du monde ces temps ci... »
- La seconde de Jérôme Lindon, en 1990, qui envisage de rééditer Le Méridien de Greenwich :
« Dans cette perspective, je viens de relire le roman. Première constatation : j’y ai trouvé un plaisir extrême, y découvrant (ou croyant y découvrir) cent aspects que je n’avais pas vus (ou que j’avais oubliés)... »

L’exposition se termine, là où elle avait commencé, avec un planisphère. Des pointillés retracent l’errance et le retour inéluctable au point de départ des héros romanesques de Jean Echenoz.

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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