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Dons et acquisitions récents

My creative method, par Jean-Marie Gleize

Page publiée le 2 décembre 2010, mise à jour le 22 février 2014

De septembre 2007 à décembre 2009, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet a reçu d’Armande Ponge des dons d’une exceptionnelle importance concernant les archives de son père Francis Ponge. En témoignage de gratitude, Sabine Coron a organisé le 16 février 2010 dans le Grand salon de la Sorbonne, une soirée de remerciements, qui a donné lieu à l’exposition des manuscrits du poète – tels La Crevette, Le Carnet du Bois de Pins, L’Araignée, Le Savon, La Seine, My creative method, La Figue, Malherbe, La Chèvre. À cette occasion, une plaquette hors commerce a été publiée aux Éditions des Cendres, contenant un catalogue succinct des pièces exposées, suivi de la liste des manuscrits donnés par Armande Ponge de septembre 2007 à décembre 2009. D’autres manuscrits sont entrés depuis : entre autres, La Fabrique du Pré, La Nioque, Le Verre d’eau, L’Opinion changée quant aux fleurs et L’Avant-printemps. Désormais la Bibliothèque Doucet, qui avait reçu des manuscrits de l’écrivain, tel Le Soleil placé en abîme, au lendemain de l’exposition qui lui fut consacrée en 1960, détient le fonds majeur relatif à son œuvre.

Avec l’accord d’Armande Ponge, nous avons demandé à Jean-Marie Gleize de présenter ici le manuscrit de My creative method, qui révèle de façon exemplaire la complexité du travail du poète.


Les années qui suivirent immédiatement la guerre furent plutôt difficiles, sur le plan matériel, pour Francis Ponge, c’est pourquoi il répondit assez vite positivement à la proposition qui lui fut faite, en 1947, de ce que nous appellerions aujourd’hui une « résidence d’artiste » à Sidi Madani, « petit palais néo-mauresque » à soixante kilomètres d’Alger, bâtiment dont, depuis 1945, le Service des Mouvements de Jeunesse et d’Education populaire avait fait un Centre culturel accueillant des stages et des journées d’étude. Lorsque l’idée se fit jour d’ouvrir ce lieu à des invités venus de France, écrivains ou artistes, pour susciter ou faciliter les échanges avec des algériens, les premiers à se porter volontaires furent Francis Ponge, le peintre Eugène de Kermadec, et le romancier Henri Calet. Michel Leiris ne devait pas tarder à les rejoindre. Suivis plus tard, par exemple, pour d’autres séjours, par Jean Tortel, Brice Parain, Jean-Cayrol et Albert Camus. Francis Ponge et Calet, en compagnie de leurs épouses, arrivèrent les premiers, le 13 décembre 1947. Le couple Ponge devait rester jusqu’au 9 février 1948, date de son embarquement à Alger sur le Ville d’Oran pour rejoindre le port de Marseille le 10 où les attendaient leurs amis Jean et Jeannette Tortel.

Entre le 13 décembre 1947 et le 10 février de l’année suivante, Francis Ponge écrit tous les jours un « journal » qui inclut des fragments de diverses natures : pochades descriptives,, réflexions théoriques ou « méta-techniques » comme il aime à dire, correspondances et notes quotidiennes d’agenda. Ce journal de bord sera complété le 26 février 1948 (au Grau-du-Roi) par un « Proême » qui tend à rassembler les principaux attendus du discours de la méthode poétique formulés lors du séjour algérien et par une courte note parisienne, le 20 avril 1948, qui met l’ensemble sous le signe de Rimbaud et de Lautréamont.

Cette « matière » algérienne, Francis Ponge la distribuera ensuite (en 1961) dans le second volume de son Grand Recueil paru sous le titre « Méthodes ». Dans ce livre, le dossier d’Algérie sera présent en tête de volume (conformément à une disposition pour l’essentiel chronologique), décomposé en trois chapitres : « My creative method » en ouverture (inspirant le titre global), suivi de « Pochades en prose » et du « Porte-plume d’Alger », transcription de trois grandes lettres à l’éditeur Henry-Louis Mermod qui, à l’époque où Ponge rédigeait ces pages, avait été dans son esprit celui qui devait publier un livre intitulé My creative Method.

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De ce livre virtuel témoigne le cahier à spirales de couverture orange de 97 pages qui est conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Sur sa page de couverture, il porte le titre My creative method / illustrée de / Pochades en prose / composées dans le même temps par l’auteur / Sidi Madani / Paris / Décembre 1947 – avril 1948. A l’intérieur est glissé un exemplaire de ce qui constitue en somme l’édition « originale » du texte de My creative method, une plaquette tirée à 50 exemplaires, tous Hors Commerce, pour le compte d’Atlantis-Verlag, à Zürich (achevé d’imprimer le 30 mai 1949). Mais il faut ici ouvrir ce cahier pour se rendre compte que le livre dont on peut dire qu’il est le manuscrit n’existe pas et n’existera jamais sous cette forme, puisqu’en définitive c’est le volume central du Grand recueil qui en constituera l’édition autorisée et définitive.
Ce cahier a ceci de particulier qu’il est composé de trois strates précédées d’une « Note pour l’imprimeur » indiquant que le livre devra être composé de trois caractères différents : un premier type de caractères dans un très petit corps et sur une très petite justification pour les textes entourés de rouge dans le cahier, textes qui relèvent du journal intime et de la notation factuelle, un second en romain, corps normal et justification normale pour les textes imprimés et collés à leur date dans le cahier après avoir été découpés dans la plaquette (correspondant aux réflexions de « méthode »), un troisième enfin, en italiques, corps normal, justification normale, pour les textes dactylographiés non encadrés de rouge (correspondant aux « pochades »). Le cahier est ainsi d’une épaisseur si l’on veut anormale parce que chacune de ses pages est faite d’une ou deux couches de papier, résultat d’un montage de manuscrits, tapuscrits, et pages imprimées, découpés, collés, surlignés et corrigés (ainsi la première composante de l’édifice, la strate strictement circonstancielle, se trouve en fin de compte systématiquement biffée et destinée à disparaître du dispositif définitif.

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Page 9 et 10
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Le texte spécifiquement intitulé « My creative method » répond à une question. Cette réponse (rédaction d’un petit traité de poétique auto-justificatif) n’est concevable que parce qu’il y a eu question ; et il n’y a eu question que parce que la « situation » de Ponge a changé et qu’il prend acte de cette modification : la publication du Parti pris des choses en 1942 a en effet donné lieu, dans un premier temps à des lectures ou interprétations d’ordre philosophique, qui appelaient mise au point, voire certaines objections de la part de l’auteur, et dans un second temps à quelques lectures davantage attachées à la dimension formelle et technique de son travail, pouvant donner lieu elles aussi à d’utiles retours critiques. Mais cette question n’est pertinente aux yeux de Ponge que parce qu’en l’occurrence elle n’implique aucune « explication » des poèmes, dans la mesure où ceux-ci portent en eux le caractère de l’évidence. Ils disent ce qu’ils disent en le disant, « en propres termes », ils sont donc inexplicables. En revanche, il est possible de parler de « méthode », autrement dit de technique d’écriture, de procédés ou « mécanismes » présidant à la production de textes littéraires. C’est ce à quoi, exemples à l’appui (les pochades en prose), va s’attacher le pensionnaire de Sidi Madani.
Son propos, progressivement formulé au fil des jours, tend tout d’abord, et cela participe de la prise de distance d’avec les philosophes, à opposer de façon radicale les « idées » (vite assimilables à des « opinions » sans consistance), aux faits, à la réalité sensible, aux constatations, définitions et formulations qu’ils peuvent induire et que Ponge appelle « idées expérimentales ». Ainsi serait redéfini l’objet de l’écriture selon lui, en perspective nettement « objectiviste » : se construire soi-même à partir de la « variété des choses » du monde en créant à son propos un objet d’égale consistance : le texte. Un objet d’un « genre » nouveau, et qui donc ne coïnciderait pas tout à fait avec ce que notre culture appelle la « poésie », articulant « définition » (pour son caractère indubitable et sa brièveté) et « description » (pour son respect de la dimension sensible) ou encore, c’est dans ces pages algériennes qu’apparaît l’essentielle équation sur laquelle repose toute la « méthode » de Ponge : le calcul d’une idéale égalité entre deux composantes : le PPC (parti pris des choses) et le CTM (compte tenu des mots), étant entendu que sera mise en œuvre une absolue liberté quant aux moyens ; la fin : parvenir à une connaissance inédite et « juste » des choses, à l’explicitation « rhétoriquement adéquate » de qualités généralement omises parce qu’inaperçues, justifiant tous les moyens formels, toutes les audaces.

C’est bien dans ce cahier que Francis Ponge parvient à proposer, à se formuler à lui-même, les premiers principes de sa poétique : partir du plus simple (« n’importe quel caillou (…) me semble pouvoir donner lieu à des déclarations inédites du plus haut intérêt »), oser ne faire aucun cas des catégories et classifications préalables, se fier à ses intuitions les plus singulières et les plus en apparence arbitraires (ouvrir la « trappe »), travailler avec et contre la langue, qui réagit incite et suscite, avec et contre les mots qu’il faut « franchir », avec et contre la « poésie « en somme (chercher le « différentiel » contre le dogme poétique de l’analogie). A nous lecteurs d’entendre l’orientation capitale du « Proême » conclusif : « Le jour où l’on voudra bien admettre comme sincère et vraie la déclaration que je fais à tout bout de champ que je ne me veux pas poète (…) on s’épargnera bien des discussions oiseuses à mon sujet ».
Il ne s’agit certes pas là d’un manifeste, puisque le but est de répondre aussi honnêtement que possible d’une poétique particulière, de mécanismes « personnels », d’une méthode inséparable des conditions qui la produisent. Et c’est sans doute ce que dit le mieux le cahier orange du fonds Doucet : My creative method peut et doit être lu à la fois comme une déclaration à portée très générale, ouvrant une alternative sérieuse à une « doxa » poétique dont l’influence reste redoutable (c’est la déclaration en caractères romains), déclaration inséparable d’une vision particulière et d’une poétique expérimentale pratiquée dans les pochades (dactylogramme), ces deux « textes » étant eux-mêmes inscrits dans le vécu des jours, des ciels, des rencontres avec des hommes et des paysages, avec tout un contexte en somme qui en détermine les modulations. Tout cela fait de ce document un des plus précieux qui soient pour la compréhension d’une œuvre qui ose ne jamais se couper de ses circonstances. On rêve, en l’ayant sous les yeux, d’une édition qui saurait restituer les vertus sensibles de ce bel objet théorique expérimental.

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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