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ERUTARETTIL, Tableau d’une bibliothèque, par Étienne-Alain Hubert

Page publiée le 15 février 2012, mise à jour le 10 mars 2012

En 1923, après trois ans et demi d’existence, la revue Littérature aborde un paysage incertain. « Année d’incertitude et de maturation », comme l’écrit Marguerite Bonnet dans son livre inégalé André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste [1]. Le groupe qui entoure Breton — devenu seul directeur de la publication à partir du numéro 4 de la nouvelle série — cherche sa voie. Une entrée s’est confirmée avec éclat, celle de Desnos. Des cheminements moins récents se modifient ou divergent : Soupault s’éloigne. C’est l’époque où Picabia compose pour la revue sa série de couvertures troublantes : tout en pratiquant largement des aplats noirs, il utilise un trait dominé pour mettre en scène des corps à l’identité incertaine. Les correspondances adressées à l’époque par Breton à ses proches ne laissent pas encore percer de projet de manifeste, d’écrit théorique rassembleur ; le titre de l’ouvrage qu’il s’apprête alors à publier, Les Pas perdus, pourrait servir d’enseigne à cette période, indécise — mais néanmoins productive — où le surréalisme se cherche, comme déambulant dans l’attente d’une orientation neuve.

L’on possède peu de documents sur la préparation du numéro 11-12 de Littérature, celui d’Erutarettil, qui, portant la date de parution du 15 octobre 1923, affiche en deuxième page de couverture les mots « Ce numéro est consacré spécialement à la poésie », mention suivie des noms des treize participants. L’on relève toutefois des indices dans la correspondance que Breton adresse alors à Jacques Doucet et dans laquelle, sans se départir d’un ton courtois et avec une assurance encore juvénile, il détaille ses enthousiasmes et ses exaspérations. De Lorient où il séjourne comme à son habitude pendant la fin de l’été, il écrit le 1er septembre à son mécène qu’en poésie, « il y a trop longtemps que le néo-classicisme triomphe à peu de frais » ; de là provient sans doute l’idée du numéro voué à une autre poésie. Néo-classicisme : l’expression peut viser non seulement une poésie traditionnelle dans sa forme qui n’a jamais déserté les revues, mais aussi le retour talentueux de Cocteau et de ses émules vers les formes régulières. Deux exemples : en matière de vers, le lecteur de la N.R.F. en 1923 se voit proposer entre autres les alexandrins de François-Paul Alibert — dont le contenu est autrement moins conventionnel que la forme — et les couplets bien cambrés de Georges Gabory. Toujours pour Jacques Doucet, Breton continue en se situant du côté de la recherche : « la volonté de recherche que nous lui [le néoclassicisme] opposons et qui va ainsi pleinement se manifester, a chance tout de même de faire impression. »

Est-ce pour « faire impression » que ce numéro 11-12 s’ouvre sur une provocation imprimée en italique, la chanson du Dékouskioutage que Breton venait de découvrir dans l’anthologie de Germain Amplecas (Apollinaire), L’Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle [2] ? C’est une curiosité du début du siècle, une étrange chanson de café-concert où, dans un argot étonnamment créatif, la crudité sexuelle s’associe à un verbalisme vertigineux (Breton, qui n’a jamais été un intime de Fargue, savait-il qu’elle appartenait à son répertoire ?). Passé ce préambule, c’est bien la « volonté de recherche « qui éclate dans la brassée de textes poétiques composant le numéro. Le lyrisme de Desnos a droit à la place d’honneur, mais il y a aussi Max Ernst, Péret, Picabia, Vitrac, Breton bien sûr, Eluard avec quelques poèmes qui semblent s’égrener dans un univers raréfié.

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Le plus étonnant pour nous est cette double page Erutarettil, dont les visiteurs du dernier salon du S.L.A.M. au Grand-Palais ont pu voir la grande maquette manuscrite, exposée dans le stand bien en vue qui a été réservé pour la Bibliothèque Doucet par la Chancellerie des Universités de Paris et dont Sabine Coron et ses collaborateurs ont su remarquablement tirer parti. Même pour celui qui connaît d’autres généalogies littéraires ou artistiques mises en page par Breton ou ses amis [3], Erutarettil reste un document exceptionnel : encres de différentes couleurs ; noms répartis selon une subtile géographie qui s’étend depuis les ancêtres, placés en haut de la feuille, jusqu’aux références les plus présentes à l’horizon, comme Apollinaire, Vaché, Roussel ; usage de majuscules d’imprimerie ou de lettres soigneusement tracées « à la ronde ». Cette calligraphie soignée nous rappelle que Breton, Eluard et Desnos sont passés par l’ « enseignement primaire supérieur », où la confection de pages d’écriture était de règle jusqu’à la fin des études : pratique forcément uniformisante qui rend délicate l’identification des écritures dans le document. Est-ce Desnos qui a introduit de sa main le mythique Fantômas parmi les écrivains considérés comme majeurs par le groupe ? Mais là où l’on identifie à coup sûr l’écriture de Breton, c’est dans les indications pour l’impression qui sont portées en marge, accompagnées de spécimens précisant les caractères spécifiques auxquels correspondent les encres utilisées. Et la marque de Breton est patente dans tout le document, jusque dans des choix mineurs. Un détail parmi d’autres : voyez la mise en honneur de Mme Leprince de Beaumont dont Breton met les contes très au-dessus de ceux de Mme d’Aulnoy, celle-ci étant en revanche prônée par Aragon.

Si de prime abord cette page étoilée de noms propres peut faire penser aux provocations typographiques des publications Dada, la fantaisie n’est que de surface et le ludisme se limite à l’aspect. Disposé méthodiquement, le panorama est à lire d’abord verticalement, en descendant du passé à l’actuel comme dans les tableaux généalogiques : le sommet est réservé aux inspirateurs anciens, alors que les noms des auteurs récents et dotés de la plus intense présence sont inscrits en bas, au plus près de notre œil et de notre main. Et si notre regard préfère se déplacer latéralement, nous aurons tout loisir de rêver sur les cousinages ou les contrastes que nous impose la mise en page.

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Avec son titre à lire en miroir, Erutarettil se propose comme l’inverse de l’idée commune que la société attache au mot littérature. Une autre hiérarchie, des émergences météoriques, des astres ignorés du simple lecteur dessinent une constellation inédite. Ce nouveau firmament est celui qui s’est peu à peu constitué pour les futurs surréalistes et surtout pour Breton, celui-ci étant conduit par son emploi de bibliothécaire de Doucet à élargir une culture déjà considérable et à redéfinir les hiérarchies littéraires de sa jeunesse. Dans la planéité de la double page, Erutarettil met sous nos yeux tout d’un coup une bonne partie des listes d’achats que Breton a dressées mois après mois pour Jacques Doucet. Qu’il s’agisse des deux pages pleines de noms d’Erutarettil ou des murs surchargés de l’atelier, il y a un besoin qu’Agnès de la Beaumelle a su analyser : « Accumuler, juxtaposer, pour Breton, n’est-ce pas surtout pouvoir tout embrasser, posséder tout ce qui est pour lui à perte de vue ?  [4] »

Que l’on se reporte au C’était Jacques Doucet de François Chapon ou à la longue étude scientifique, particulièrement pénétrante dans l’éclairage distribué sur les différents acteurs, qu’il a donnée sous le titre « La Bibliothèque littéraire de Jacques Doucet » au Bulletin du bibliophile [5] il y a plus de trente ans, tout lecteur constatera que les articles ou les chapitres qui seront consacrés par d’autres aux rapports de Doucet et des « jeunes tigres » en ont forcément repris le contenu, comme je le fais moi-même ici. L’on en dira autant de sa contribution au catalogue de l’exposition de 1991 André Breton. La beauté convulsive, contribution pour laquelle, puisant dans une lettre de Breton, il a eu l’idée de choisir le titre qui dit tout : « Une série de malentendus acceptables... » [6].

Dans le Bulletin du bibliophile, après avoir fait sa juste part à Suarès, François Chapon a dessiné pas à pas le rôle de Breton tel qu’il se dégage de correspondances échelonnées depuis février 1921 jusqu’en août 1925, avec résurgence en 1926. Il s’appuie principalement sur le texte de février 1922, déjà divulgué par Pierre-Olivier Walzer, qui est désigné dans la Pléiade comme le « Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet » et pour la rédaction duquel Breton et Aragon se sont associés [7] : parmi les 71 noms d’auteurs et titres cités dans Erutarettil, 29 sont cités dans cette lettre programme et accompagnés de commentaires justifiant leur acquisition. À travers ce texte et grâce à d’autres listes d’achats, mais dans le respect de l’interdit testamentaire formulé par Breton sur la reproduction de ses lettres, François Chapon montre comment Breton justifie patiemment l’élection de tel ou tel, mentionne le degré de rareté des éditions, insiste sur l’intérêt qu’ajoutent à l’exemplaire le nom de son ancien possesseur ou celui du dédicataire de l’envoi. Il suggère même au « grand amateur » de confier certains exemplaires de choix aux meilleurs relieurs. Exemple qui témoigne de la ferveur et de la constance d’une admiration, il souhaite une reliure « superbe » pour Les Ardoises du toit de Reverdy ; l’on sait que Rose Adler réservera à ce livre un décor dit « aux confettis », « mosaïque de pastilles habilement disséminées sur les plats pour communiquer à la couleur, ainsi sertie, un rythme subtil » ainsi que le décrit François Chapon [8].

On est frappé par la promptitude avec laquelle les propositions d’achats, dont beaucoup déjouent les goûts et la culture du temps, sont mises en exécution par Jacques Doucet. Confrontant systématiquement les propositions de Breton et les acquisitions de Doucet, François Chapon montre ainsi comment Le Renégat et L’Étrangère du très oublié vicomte d’Arlincourt [9] prennent place rue Noisiel, de même qu’Une saison de bains au Caucase de Lermontov, des volumes de Fichte et de Hegel ou Monsieur Nicolas de Restif. Son article fournit des exemples à foison. En écho à la correspondance, le texte intégral d’un carnet tenu par Breton en 1923-1924 donne des listes d’achats faits chez des libraires pour le compte de Doucet [10], chaque titre étant accompagné du prix. Par exemple : Leurs figures / Un discours [également de Barrès] / Radcliffe / Walpole / d’Arlincourt / 2 brochures Constant / 3 Péladan.

Faut-il faire remarquer que tous les auteurs — sauf Barrès, congédié —figurent dans Erutarettil ?

Comme François Chapon l’a montré à partir de documents qu’il connaît mieux que personne, les absences par rapport au programme sont peu nombreuses. Elles ne sont imputables ni à des réticences du mécène ni à une défaillance du récolteur, mais à la rareté du livre convoité. Ainsi, aiguillé vers la recherche d’une édition ancienne de Baffo par la préface qu’a écrite Apollinaire pour la collection « Les Maîtres de l’amour », Breton se heurte à l’impossibilité de remonter plus loin que la publication fournie par Liseux vers 1880. Occasion pour lui, dans sa lettre à Doucet du 30 juin 1923, de faire remarquer que plusieurs des poèmes du voluptueux Vénitien ont à s’y méprendre le « ton d’Apollinaire ». Eh bien, Baffo est affiché sur le tableau d’effectif et en caractères qui l’égalent à Swift ou à Hegel, ce qui n’est pas peu dire.

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Dans un entretien tardif (où il s’attribue du reste la paternité exclusive du « Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet »), Aragon a livré une clé essentielle pour saisir l’intention qui présida à certains choix de Breton et de lui-même : « Pour une grande part, le plan comportait les auteurs, alors pour nombre d’entre eux introuvables, qui auraient constitué la bibliothèque d’Isidore Ducasse, d’après les noms et les titres cités dans les Poésies [11]. » Une trentaine des 71 auteurs cités dans Erutarettil sont déjà dans Poésies. Révélatrice est la conformité de certains noms avec l’orthographe singulière — ou fautive — qu’ils ont reçue chez Ducasse : Mathurin pour Maturin, l’auteur de Melmoth, et Sénancour pour Senancour. Il y a surtout un Miçkiéwicz qui, à une lettre près, reproduit le Misçkiéwicz, « l’Imitateur-de-Satan », auquel Ducasse fait place parmi les « Grandes-Têtes-Molles de notre époque ». On ne s’étonne pas non plus de retrouver Eugène Sue, dont l’empreinte est visible dans le Paris fantastique et inquiétant des Chants de Maldoror et qui est loué dans Poésies à travers une singulière antiphrase (« Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue »). Car l’antiphrase, le détournement, l’indécidable font des Poésies un texte suprêmement dérangeant, comme peut l’être aussi Erutarettil. Doit-on supposer une intention humoristique dans l’inscription au palmarès d’Alfred de Musset, le « Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle » d’Isidore Ducasse ? Ou est-ce un choix d’Aragon, défenseur déclaré du lyrisme romantique ?

À propos de la bibliothèque d’Erutarettil, tant de choses seraient encore à dire, par exemple sur la marque d’Apollinaire qui s’y imprime fortement à côté de celle des Poésies. C’est le poète d’Alcools qui a révélé à ses cadets Corneille Agrippa et Hermès Trismégiste ; le préfacier des classiques de l’érotisme et le coauteur de L’Enfer de la Bibliothèque nationale les ont orientés vers Nerciat et surtout sur Sade. Mais ce tableau assez vertigineux, largement ouvert sur l’étranger, forcément provocant pour les défenseurs de ce « clair génie français » raillé par Aragon à la même époque, s’est constitué aussi à partir de lectures de jeunesse (Gustave Aimard), d’acquis scolaires et de hasards de lecture qui sont comme autant de rencontres existentielles. La biographie de Breton — comme l’a été celle d’Apollinaire — est pour une bonne part l’histoire de ses lectures. Son engagement auprès de Jacques Doucet lui a fourni l’occasion inespérée de les approfondir ou de s’ouvrir à de nouveaux espaces à découvrir. À la fin de 1923, l’on peut dire que sa propre bibliothèque intérieure a engrangé sur ses rayons la foisonnante matière intellectuelle sur laquelle va se bâtir le Manifeste du surréalisme. Mais ceci est une autre histoire.

Notes

[1Corti, 1975

[2Bibliothèque des Curieux, édition de 1918, p. 83-84

[3Voir par exemple le tableau Commencement du domaine surréaliste (1960) que j’ai publié dans les Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. IV, p. 1110-1111

[4« Le Grand atelier », dans le catalogue André Breton. La beauté convulsive, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1991, p 60

[5Bulletin du bibliophile, 1980, I, p. 47-83

[6Catalogue cité, p. 116-120

[7Voir André Breton, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 631-636, et ma notice p. 1486-1493. Une grande partie de ce texte avait été reproduite auparavant par Pierre-Olivier Walzer dans « Une bibliothèque idéale », contribution au recueil André Breton, essais recueillis par Marc Eigeldinger, Neuchâtel, La Baconnière, 1970, p. 81-93.

[8Bulletin du bibliophile, p. 81

[9Visible sur le manuscrit au-dessus de Hugo, d’Arlincourt n’apparaît plus dans Littérature. Il en est de même de Walpole. Effacements intentionnels ? Ou aléas de mise en page à l’imprimerie ? Je penche pour la seconde hypothèse, compte tenu des mentions répétées que Breton continuera à faire du Château d’Otrante de Walpole, vers lequel l’avait orienté la thèse novatrice d’Alice M. Killen sur le « roman noir ».

[10De la publication qu’il en a faite lui-même dans Littérature en juin 1924, Breton avait retranché ces listes. On les trouvera dans la reproduction intégrale que j’ai donnée d’après l’original dans les Œuvres complètes, t. I, p. 455-472.

[11Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers, 1968, p. 41. Voir la notice de la Pléiade, p. 1487

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