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ERUTARETTIL, par Marc Kopylov

Page publiée le 8 mars 2012

Marie-Claire Dumas me demande, depuis maintenant des mois, un avis « éclairé », pense-t-elle, sur les dispositions typographiques de la constellation Erutarettil. J’avoue avoir laissé traîner les photocopies du feuillet manuscrit et de la double page imprimée auprès de moi, y (re)jetant de temps en temps un œil l’on va dire plutôt distrait, paresseux. Depuis un certain temps mon intérêt se portant davantage vers les papiers de reliure anciens (dominotés français, « carte decorate » italiennes, marbrés turcs, buntpapiere germaniques…) que vers les albums typographiques qui abondent pourtant autour de moi ; je laissais filer le temps. Ce soir (en vérité cette nuit, je me suis réveillé en sursaut et pris de remords…) … alors que par hasard j’ai rencontré dans l’après-midi dans la salle de lecture de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Marie-Claire Dumas, qui y vient travailler souvent, je me résous à répondre enfin – il en sortira ce qui en sortira – à la promesse faite de me « pencher » sur le sujet.

Les pages manuscrites et imprimées sont à nouveau près de moi. Le manuscrit apparaît immédiatement extrêmement « policé », le résultat d’une application déterminée des « calligraphes » associés pour l’exercice, Breton et Desnos (un troisième ?). Le contrecollage du manuscrit définitif sur un feuillet s’étant révélé en milieu de parcours « mal parti » (il n’y aurait pas eu suffisamment de place pour porter tous les noms) redouble cette impression de copie appliquée. La constellation éclatée se plie, en vue de la meilleure des lisibilités, à une extrême sagesse. Bien au fait pourtant de tout ce que permet la typographie, Br. & D. n’usent qu’avec parcimonie des registres de distinction offerts, se contentant d’ordonner la planète Erutarettil en cinq niveaux, à la fois distinctifs et « qualificatifs ». La variété des propositions présentes dans le spécimen de leur imprimeur leur aurait assurément permis de jouer de bien plus de polices de caractères. Pourtant le duo d’écrivains et leur imprimeur ne recourent qu’à un caractère bâton [1], une Didot capitale (« Swift, Baffo, Young, Sade… », avec une variante de dessin – ramassé-allongé – et de corps pour les auteurs placés sous la bannière de ce caractère), une Égyptienne grasse à empattement quadrangulaire (« Hermès Trismégiste, Apulée, Érasme… »), enfin un caractère fantaisie en version italique, dont je n’ai pas retrouvé le modèle, mais très influencé à sa manière par le Grasset (Lulle [2], Radcliffe…) [3].

Les usages contrastés des graisses, des valeurs de corps, du couple romain-italique, de la petite capitale… permettaient une richesse graphique autrement plus enlevée. Pourquoi Br. & D. à ce point se sont-ils privés d’une liberté, dont futuristes, constructivistes, dadaïstes… avaient su emprunter les chemins, j’avoue que cela m’interroge. Par ailleurs les dispositions typographiques éclatées déjà éprouvées (Mallarmé, Apollinaire, Picabia…) n’auraient-elles pu/dû donner idée/envie à Br. & D. de s’abstraire de l’horizontalité, comme de sortir du rectangle obligé de la double page, de déborder dans les marges et pourquoi pas même aux pages suivantes.
Mais Breton est visiblement ici hostile à tout ce qui aurait pu produire une page plus complexe. D’entrée, en haut de page il en consigne l’ordre : « À composer en respectant [je souligne] la disposition typographique et l’alignement d’une page à l’autre, s.v.p.). » Et la double page de rester graphiquement (et je le crois, du moins aujourd’hui à la lueur des réévaluations littéraires – mais cela tient de la boucle, Breton étant avec justesse grand réordonnateur des valeurs) également littérairement fort routinière, tableau certes décloisonné, mais tableau néanmoins.
L’on peut regretter que Breton n’ait pas laissé cours à la fantaisie et (dés)ordonné son ensemble de soixante figures et deux œuvres en sous-constellations déployées, se répondant, se traversant, se superposant, s’opposant… Que n’a-t-il davantage usé des contrastes de miroir, du dérèglement chronologique (ainsi le côté je commence en haut à gauche par nommer les Anciens « scolarise » la production), du placement à cheval sur la page paire/impaire, des maigres et grasses, des vignettes et caractères spéciaux… bref que n’a-t-il fait aussi davantage image, œuvre typographique…

La volonté de produire une page manifeste, « gravée », définitive par sa clarté même… semble avoir empêché toute pensée d’une page « éclatée », autrement foisonnante, celle qu’aujourd’hui j’aimerais avoir devant moi…

Ce 14 janvier 2012

Notes

[1Appelé Noires ou Graissées dans un spécimen Deberny et Peignot de l’époque consulté ; mais on en trouverait des variantes chez Warnery, Renault… en réalité chez tous les fondeurs du temps présentant dans leurs spécimens des propositions et dessins proches en la matière, tout comme pour les autres caractères relevés dans la page « Erutarettil ».

[2Relevons ici que certains auteurs changent de catégorie ou couleur, notamment Lulle, Saint-Pol-Roux… qui prennent du grade en passant à la typographie, mais aussi Nerval qui de même s’élève du violet au rouge, ou encore Rimbaud qui rejoint typographiquement Baudelaire, tandis que sur le manuscrit sa valeur était celle d’un Cros ou Borel… S’agit-il d’erreurs de « tranposition » du compositeur ou de corrections sur épreuves d’imprimerie, nous ne le saurions que si nous avions accès à ces dernières…

[3Ces caractères se substituent aux quatre calligraphies mises en œuvre sur le manuscrit, par ailleurs redoublées par un code couleur (violet/noir/vert/rouge) renvoyant à autant de découpures choisies dans un numéro antérieur de la revue ; choix réinterprété par l’imprimeur avec ou sans l’accord de Breton qui a peut-être sans dire mot accepté la première épreuve présentée (rappelons ici que les corrections en typographie étaient d’une autre lourdeur – et d’un autre coût – que celles effectuées sur nos écrans aujourd’hui), qui de fait a distingué les cinq niveaux d’origine : bâton du titre + trois caractères différents, dont l’un décliné en deux valeurs de corps et de dessin corps.

Jacques Doucet vers 1913

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