AccueilActivitésArchivesEn 2014Exposition « Claude Simon. L’inépuisable chaos du monde »

Exposition « Claude Simon. L’inépuisable chaos du monde »

Compte rendu par Marie-Annick Gervais-Zaninger

Page publiée le 17 janvier 2014

La BPI (Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou) a organisé du 2 octobre 2013 au 6 janvier 2014, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, une exposition intitulée « Claude Simon. L’inépuisable chaos du monde », consacrée à l’un des romanciers français les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle, lauréat du prix Nobel en 1985. Celui-ci a longtemps été considéré comme un écrivain difficile, par la subtilité de son écriture qui emprunte aux longues périodes proustiennes (l’auteur de La Recherche, explorateur de la mémoire, occupe une place primordiale dans son panthéon personnel). La publication de ses Œuvres en deux tomes (en 2006 et 2013) dans la Bibliothèque de La Pléiade (édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean Duffy pour le premier volume, de Bérénice Bonhomme et David Zemmour pour le second) constitue à ce titre une forme de reconnaissance : Claude Simon doit être considéré comme un écrivain qui a profondément renouvelé l’écriture romanesque, poursuivant sa voie personnelle sans s’inféoder aux théories du Nouveau Roman.

C’est l’un des meilleurs spécialistes de Claude Simon, Dominique Viart, auteur de plusieurs ouvrages critiques sur son œuvre, qui a assuré la mission de directeur scientifique de l’exposition de la BPI, laquelle a choisi comme fil directeur le trajet de l’écriture, réunissant des documents divers qui permettent d’en éclairer les mécanismes et les motivations. On y trouve en effet rassemblés, dans une scénographie particulièrement réussie, des documents familiaux (objets ayant appartenu à l’écrivain, photographies, lettres, lectures…), des manuscrits (pour beaucoup empruntés à la Bibliothèque Jacques Doucet), qu’enrichit l’apport d’éléments visuels, soulignant les affinités de l’écrivain avec différents artistes (peintres comme Miro, Dubuffet, Picasso, ou cinéastes comme Éric Rohmer), ou encore audiovisuels avec plusieurs vidéos où différents intervenants s’expriment sur l’auteur et l’œuvre, apportant leur propre éclairage. Selon le directeur artistique de l’exposition, Alain Fleisher, celle-ci « invite […] le visiteur à se déplacer physiquement à l’intérieur d’un parcours et permet deux types de perceptions : la lecture et le regard sur des images fixes ou animées, muettes ou sonores, ainsi que sur des objets effectivement présents. S’articulent ainsi le lisible et le visible. »

Quatre cercles restituent ce trajet, vie d’une écriture qui réorganise les pièces d’un puzzle, de la feuille blanche au livre publié, offert à la multiplicité des lectures. Le premier, « Le cercle de l’écriture » présente les matériaux de cette écriture, à travers des pages manuscrites, souvent accompagnées de dessins en particulier des têtes de chevaux pour ceux de La Route des Flandres (où revient sans cesse le motif obsédant du cheval mort), et d’autres éléments qui ont nourri le travail de l’écrivain, en particulier les carnets de la tante Mie (qui apparaissent dans L’Herbe, 1958), les cartes postales envoyées par le père à la mère du narrateur (Histoire, 1967), la correspondance de l’ancêtre Lacombe Saint-Michel, ou encore le récit par George Orwell de la guerre civile espagnole dans Hommage à la Catalogne (témoignage que récuse Claude Simon dans Les Géorgiques, 1981, refusant l’ordre de causalité qu’Orwell établit entre les événements, plus sensible pour sa part au « chaos » qui détermine les soubresauts de l’Histoire).

Le second cercle « Arrangements, permutations, combinaisons (Le cercle de Réa) » rappelle l’importance de ces diverses procédures d’écriture que l’écrivain rattache à un « chapitre de Mathématiques supérieures appelé "Arrangements, permutations, combinaisons" ». On peut observer la complexité des « plans de montage », schémas en triptyque, tracés en forme de trèfle, d’anneau de Moebius ou encore de puits artésien (Simon utilise en effet souvent cette dernière image – qui réfère à un trou foré jusqu’à une nappe d’eau souterraine d’où celle-ci jaillit - pour montrer que tout souvenir comporte des couches superposées que l’écriture permet de faire remonter). Est mise en évidence la part qu’apporta à ce travail d’agencement la seconde femme de Claude Simon, Réa, rencontrée en 1962, qui fut dès lors sa première lectrice et dactylographia ses textes. Un entretien filmé de Réa apporte des renseignements de divers ordres sur les modes de vie, les goûts et les pratiques de Claude Simon, tels ses promenades au Jardin des Plantes (titre d’un livre publié en 1997) ou ses écrivains favoris. Elle précise que Simon écrivait à la main, avec une graphie difficile à déchiffrer, en laissant une grande marge, le texte s’étoilant à partir de « mots-carrefours » appelant des ajouts, selon un étagement complexe ; suivait un premier tapuscrit qu’elle-même retravaillait. Le même témoin précise que Simon lisait de très près les écrivains qu’il admirait, faisant des « fiches de lecture », « comme un écolier », et recopiant des fragments de textes. Sont cités plusieurs romans de Dostoïevski (L’Adolescent, L’Idiot, Souvenirs de la maison des morts), mais aussi Proust, Faulkner et Orwell.

Le troisième cercle s’intitule « Éditions et collaborations. Le cercle des livres et des arts » : il montre l’importance du regard chez l’écrivain qui rattache cette pulsion scopique (« Je veux voir », affirme-t-il dès La Corde raide, publié en 1947) à l’expérience de la tuberculose qui l’obligea à rester couché un an, sans lire, avec pour seule échappée sur le monde ce qu’il voyait par la fenêtre. La fréquence des descriptions, parfois très longues, et qui multiplient les angles d’approche sur le même objet (l’essentiel étant moins l’objet que l’oeil qui le voit), attestent cette prédilection pour toutes les formes du visible. Celle-ci explique également son vif intérêt pour la peinture (qu’il pratiqua lui-même, sans talent particulier selon Réa qui avoue avoir détruit ses tableaux après sa mort) et pour la photographie (certains de ses clichés, présents dans l’exposition, révèlent l’intensité de son regard sur les choses - par exemple celui qui représente deux troncs d’arbres, telles des jambes féminines) et les êtres (belles photos de sa femme Réa en particulier). Simon a entretenu des liens d’affinité avec plusieurs peintres, Soulages, Dubuffet (avec lequel il entretint une correspondance), Dufy, Miro, Alechinsky,Tapies, ou encore Gastone Novelli, rescapé de Dachau (dont il décrit un tableau, Archivio per la memora, dans Le Jardin des Plantes, publié en 1997) et a souvent témoigné de son admiration pour Poussin ou Bonnard.

Le quatrième cercle (« Réception et reconnaissance. Le cercle des lecteurs » témoigne de la réception de l’œuvre, rappelant que l’œuvre de Claude Simon fut au cœur des débats de l’époque « structuraliste », laquelle récusait l’auteur au profit de la seule textualité – alors même que, selon Simon, toute son œuvre romanesque, à partir de L’Herbe, a été écrite « à base de vécu », ce qui n’exclut évidemment pas un complexe travail de transposition dont l’exposition rend bien compte. Plusieurs vidéos permettent à divers commentateurs de proposer leur lecture de l’œuvre (tels Dominique Viart, professeur à l’Université de de Paris-Ouest, membre de l’Institut Universitaire de France, ou Patrick Longuet, Université de Savoie).

Un salon de lecture met à la disposition des visiteurs les livres de Claude Simon en libre accès. On y découvre également une présentation du fonds Claude Simon conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, qui a généreusement prêté une quarantaine de documents, à partir desquels a pu s’organiser l’exposition.

Revenons au titre de l’exposition, L’inépuisable chaos du monde : il illustre judicieusement une thématique récurrente chez Claude Simon. Le terme chaos – qui désigne la confusion générale des éléments de la matière avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde – rend compte d’un mode de perception du monde et de la vie obsédant dans l’œuvre, qui privilégie le désordre, le bouleversement, le trouble de la vision (dans une indistinction récurrente entre le perçu et l’imaginé, le réel et sa recréation par la mémoire), engendrant une écriture qui donne l’effet d’une désorganisation et d’une prolifération d’éléments s’ajointant sans logique apparente – impression que dissout une lecture attentive à la rigueur des mises en réseaux. Les images héritées d’un passé familial compliqué par les désordres de l’Histoire contribuent à ces effets de brouillage. Le « chaos », c’est en effet aussi celui dans lequel les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle ont plongé individus et sociétés, comme l’illustre La Route des Flandres (1960) où l’auteur retrace sa propre expérience. C’est aussi le fond dans lequel puise le romancier, comme il l’explique dans son Discours de Stockholm (Éditions de Minuit, 19, p. 25) : « […] lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses : d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser. » L’œuvre, en ce sens, apparaîtrait comme une traversée des couches « géologiques » de la mémoire, en même temps qu’un terrain d’expérimentation des pouvoirs de l’écriture.

Non sans désorienter le lecteur, ce qui explique, comme le signale lui-même avec humour Claude Simon dans son Discours de Stockholm, les « griefs » qui lui ont été adressés, associés aux étiquettes d’« auteur "difficile" ,"ennuyeux", "illisible", ou "confus" » (p. 10) Ses romans donnent en effet souvent l’impression d’un récit lui-même chaotique, invitant le lecteur à tenter de reconstituer le puzzle d’éléments disjoints, à l’image de « ces rêves où on passe subitement d’un endroit à l’autre, d’une situation à l’autre sans transition. » (Le Vent, 1957). Si le « chaos du monde » est « inépuisable », tout comme le « trouble magma » qu’est pour chacun sa propre mémoire, individuelle et familiale, l’œuvre illustre l’infini travail de l’écriture, « inépuisable » lui aussi.

Cette exposition présente sans nul doute un grand intérêt pour les lecteurs du romancier, mais aussi pour ceux qui souhaitent s’initier à son œuvre, par la très riche iconographie qu’elle propose et la diversité des modes d’accès à une œuvre dont elle nous fait percevoir les harmoniques, rendant comme familier un écrivain qui s’est refusé à une médiatisation à outrance, hostile à l’ostentation de soi propre à la scénographie contemporaine de l’écrivain, à laquelle il préfère le dialogue secret qui se noue entre un écrivain et son lecteur. La mémoire, selon Claude Simon, est un champ de ruines, une « mosaïque lacunaire » (La Bataille de Pharsale, 1969, p. 79) qui ne restitue jamais que des fragments, l’écriture ayant pour fonction de reconstituer, autant que faire se peut, ces traces mémorielles sans leur imposer un ordre factice. Le parcours proposé dans cette exposition invite de même à suivre un cheminement libre, laissant à chacun la liberté de se fabriquer une image de Claude Simon, inséparable de celle qu’il a voulu laisser de lui dans ses livres : un écrivain qui s’auto-représente en « maçon », agençant ses « matériaux de construction » (premier titre envisagé pour La Route des Flandres), refusant de combler les vides, laissant tout au contraire apparaître les « trous » entre les éléments, comme autant de zones d’appel pour le lecteur.

Relativement modeste dans son étendue, cette exposition s’offre ainsi comme prétexte à une déambulation dans une œuvre exigeante, dans laquelle le lecteur, lui aussi, doit apporter sa pierre.
Précisons pour terminer que Réa Simon, a récemment fait don au Musée national d’art moderne d’un ensemble de trente des photographies de son mari, qui sont exposées dans la salle 32 du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, sous le titre Claude Simon photographe jusqu’au 10 mars 2014.

Uli

Statue du Nord de la Nouvelle-Irlande, hauteur 125 cm.
Don d’Aube et Oona Elléouët

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